Fumer du cannabis et soigner les patients : est-il compatible ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 34-36)
Information dentaire
La jeunesse française confirme sa place de plus grosse consommatrice de cannabis en Europe. Les consommations régulières augmentent, notamment chez les étudiants1.
En 2014, l’Académie nationale de médecine a proposé que la lutte contre sa consommation soit érigée « au rang de cause nationale » et que des campagnes d’information soient menées.
Les médecins semblent particulièrement touchés par les troubles psychologiques ou les addictions et les étudiants en médecine sont paradoxalement moins susceptibles que la population générale de recevoir les soins appropriés à leur état de santé.
Si cette situation reste exceptionnelle, les chirurgiens-dentistes ne sont pas épargnés et notre rôle de soignant doit se pratiquer dans l’exemplarité.

Situation

« J’aime bien fumer, un peu, avant de travailler. Cela me détend avant de me mettre au boulot », confie Kevin, étudiant en 5e année de chirurgie dentaire. « Je fume un petit joint tous les matins avant de débuter mes consultations pour ressentir moins de stress au cours de la journée de travail au cabinet », déclare Jean-Louis, chirurgien-dentiste.
« C’est une habitude gardée de mes années d’étude : un joint, occasionnellement, quand il faut tenir le rythme des consultations. Et cela ne peut pas faire de mal ! », écrit Pauline, jeune consœur.
La prise de cannabis permet-elle réellement d’apporter le bienfait escompté à ces praticiens ? Entraîne-t-elle des troubles pour les praticiens au fauteuil ? Les praticiens peuvent-ils exercer consciencieusement dans ces conditions ?
Mettent-ils leurs patients en danger ?
Son utilisation est interdite, et le praticien doit être exemplaire pour la santé de ses patients… mais son utilisation interfère-t-elle avec l’éthique professionnelle ?

 

Réflexions du Docteur Maxime Gignon
Maître de Conférences des Universités – Praticien hospitalier Épidémiologie, Prévention et Économie de la Santé, CHU d’Amiens-Picardie – Université de Picardie Jules Verne

En France, malgré une politique répressive affichée, la consommation de cannabis est devenue courante. Parmi les 18-64 ans, l’expérimentation est passée de 33 à 42 % entre 2010 et 20141. Bien qu’informés des conséquences sanitaires, étudiants et professionnels de santé ne sont pas épargnés. La littérature rapporte des consommations chez les étudiants allant de 15 à 77 % 2.
Le cannabis bénéficie d’une image globalement positive de drogue dite « douce » et l’herbe véhicule une image « naturelle ». Ces représentations expliquent en partie sa démocratisation et rendent les actions de prévention complexes. Le combat est d’autant plus difficile que certains de nos voisins européens ont dépénalisé la consommation. Devant l’échec du modèle français, doit-on envisager d’encadrer la vente ? Cela permettrait, par exemple, d’interdire la vente aux mineurs ou de limiter la quantité vendue par consommateur. Les Pays-Bas régulent ainsi la vente de cannabis dans les « coffee shop ». Leurs résultats sont contrastés, mais le débat mériterait d’être posé, si possible, de manière dépassionnée.
On est en droit de s’interroger sur la capacité des professionnels consommateurs à jouer leur rôle de prévention et d’éducation auprès des patients. Au-delà des conséquences somatiques, les conséquences psychologiques sont les plus préoccupantes pour les activités de soins (trouble de la concentration, de mémorisation). La consommation régulière est associée à un risque d’échec universitaire et elle peut constituer un facteur d’aggravation de pathologies psychiatriques (désinsertion sociale, troubles de l’humeur et anxieux, augmentation du risque suicidaire). Comme la consommation d’alcool, le cannabis est associé à la survenue d’accidents de la route. Dans ces conditions, peut-on négliger la consommation de cannabis des professionnels de santé ? Doit-on aller jusqu’à réaliser des dépistages comme un député l’a proposé en janvier 2015 concernant l’alcool3, à la suite du décès d’une patiente au centre hospitalier d’Orthez4 ?
La question de la santé des professionnels de santé doit questionner nos professions, comme celle des étudiants doit inviter facultés et instituts de formation à réagir. Au-delà de campagnes d’information, ne faut-il pas développer une offre de soins préventifs et curatifs pour les étudiants et professionnels concernés par la consommation de substances psychoactives prenant en compte les causes sous-jacentes éventuelles (anxiété, dépression, épuisement professionnel, etc.) ?

 


1 Beck F, Richard J-B, Guignard R, Le Nézet O, Spilka S. Les niveaux d’usage des drogues en France en 2014, exploitation des données du Baromètre santé 2014. Tendances, n° 99, 2015, 8 p.
2 Gignon M. et al. Alcohol, cigarette, and illegal substance consumption among medical students : a cross-sectional survey. Workplace Health Saf 2015 ; 63 (2) : 54-63.
3 Proposition de Loi de M. Lucien Degauchy, député, visant à rendre obligatoire le dépistage de l’alcoolémie pour les équipes médicales lors d’actes chirurgicaux, 21 janvier 2015. Accessible sur le site de l’Assemblée Nationale : www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2514.asp
4 Une patiente est décédée fin septembre 2014 à la maternité du centre hospitalier d’Orthez à la suite d’un accident anesthésique. D’après des éléments diffusés par la presse, l’anesthésiste en poste souffrirait « d’un problème d’alcool pathologique » et n’aurait pas été « dans son état normal au moment de l’intervention ».


Réflexions du Docteur Jean Costentin
Professeur émérite de Pharmacologie, directeur de l’unité de Neuropsychopharmacologie du CNRS (1984-2008), directeur de l’unité de neurobiologie clinique du CHU de Rouen (1999-2011), membre titulaire des académies de médecine et de Pharmacie

Sans la moindre hésitation, je réponds par la négative à la question titre de ce billet, sans me soucier d’affronter les occultations et dénis multiples de la sphère médiatique ni de déranger les consommateurs de cannabis, victimes d’anosognosie (c’est-à-dire de l’incapacité de percevoir les troubles qu’ils s’infligent du fait de sa consommation).
Le principe actif du chanvre indien, le tétrahydrocannabinol, ou THC, est la seule drogue qui perdure des jours entiers, voire des semaines, dans le cerveau (eu égard à son exceptionnelle lipophilie). Fumer un joint tous les matins assure une occupation cérébrale permanente des récepteurs spécifiques (CB1) de ce THC. Ces récepteurs sont ubiquistes et sont de loin les plus nombreux de tous les autres types de récepteurs cérébraux ; de là une très longue durée et une très large variété d’effets cérébraux. Ce n’est pas une drogue douce, c’est une drogue lente et pernicieuse. Son THC interfère avec les fonctions physiologiques subtiles de médiateurs endogènes, les endocannabinoïdes. Ce faisant, il perturbe une multitude de fonctions, dont certaines sont majeures. En aigu, il suscite ivresse, facilitation des délires, hallucinations, défocalisation de l’attention, désinhibition, perturbation de la mémoire de travail, de la mémoire à court terme, de l’habileté et de la précision du geste, de la coordination des mouvements, de l’équilibre… Ce sont, il me semble, des fonctions sollicitées par l’exercice de la chirurgie dentaire. Cette drogue induit sur certaines fonctions une tolérance et, bien sûr, une pharmaco-dépendance, qui incitent à un accroissement des doses et des fréquences d’usage. Au long cours peuvent apparaître des troubles anxieux, dépressifs, un syndrome amotivationnel, une incitation à y associer d’autres drogues. N’oublions pas les relations devenues irréfragables avec le déclenchement ou l’aggravation de la schizophrénie.
Les praticiens de l’art dentaire ont un contact privilégié avec les adolescents, qui sont les premières victimes de la pandémie cannabique (les jeunes Français sont, parmi ceux des 28 états européens, ses plus gros consommateurs). Pour empêcher que cette jeune génération se fasse brûler au feu de cette drogue, une mobilisation générale doit s’opérer. L’exemplarité en est la première marche, elle doit être complétée par une pédagogie soigneuse et éclairée, de laquelle les praticiens consommateurs sont évidemment exclus.

Pour en savoir plus
• Halte au cannabis. J. Costentin, Editions Odile Jacob, 2007.
• Le cannabis, ses risques à l’adolescence. H. Chabrol, M. Choquet, J. Costentin, Editions Ellipses, 2007.
• Pourquoi il ne faut pas dépénaliser l’usage du cannabis. J. Costentin. Editions Odile Jacob, 2013.

Réflexions du Docteur Anne Bécart
Odontologiste – Praticien hospitalier du CHRU de Lille
Clinique de Médecine légale et de médecine en milieu pénitentiaire
Service de soins dentaires en milieu pénitentiaire

En France la consommation de cannabis constitue un délit d’usage pour tout citoyen. Le trafic, la détention et l’incitation à la consommation sont condamnables. Pour le chirurgien-dentiste, toute condamnation inscrite au casier judiciaire peut entraîner une suspension de l’autorisation d’exercice par manquement aux règles déontologiques d’obligation de moralité.
L’usage du cannabis occasionne une perte de vigilances et de réflexes, qualités indispensables dans l’exercice dentaire. Nul doute qu’en cas d’accident survenant au patient, celui-ci pourrait légitimement mettre en cause la responsabilité fautive du praticien et invoquer une mise en danger, si le praticien a consommé du cannabis. Les jeunes confrères, qui évoquent la prise d’un joint entre deux patients, ont-ils conscience des risques qu’ils font courir à leurs patients et des risques qu’ils encourent eux-mêmes pour la poursuite de leur exercice ?
En ce qui concerne l’exercice spécifique en milieu carcéral, le trafic et la consommation de drogue sont interdits en prison comme partout en France et ceci s’applique à tous : praticiens, étudiants en chirurgie dentaire de T1 présents, comme aux personnes incarcérées. Il est parfaitement inconcevable de fumer un joint avant une consultation, comme cela est décrit dans les situations évoquées. La problématique, ici, n’est donc pas celle du praticien qui fumerait du cannabis, mais bien celle du patient consommateur. Les praticiens se heurtent aux problèmes de comorbidités en lien avec une polytoxicomanie importante, qui peuvent avoir des conséquences sur la prise en charge dentaire (problèmes d’hémostase, problèmes de dosage d’anesthésiques). Les praticiens chirurgiens-dentistes qui exercent dans notre CHU sont engagés dans une démarche d’éducation thérapeutique pour les patients traités par méthadone.


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